Marcel Astier

Le 23 août 1962,
Sur la route entre Souma et Boufarik

Témoignage de sa fille Geneviève Leblanc-Astier.

L’année de toutes les humiliations.

Nous sommes une famille française de souche provençale implantée dans un village de la Mitidja en 1845. Notre vie s’était forgée là, à Souma-; nous y avions une propriété de 50 hectares, transmise d’une génération à l’autre et que mon père entretenait. Mais là ne s’arrêtait pas son activité. Personnalité marquante de la région, parlant l’arabe comme sa langue maternelle, il avait consacré 36 années de sa vie à notre commune dont il était le maire : 250 Européens, demeurant au village et dans les fermes et moulins à l’entour et 12.000 musulmans. Il avait également fondé un dispensaire en 1935, œuvre privée, l’œuvre marquante de sa vie et dont le rayonnement dépassait les limites de notre petite commune. Ce dispensaire était un modèle, et je crois pouvoir dire que pratiquement tous les gouverneurs généraux et « ministres résidents » se succédant à Alger sont venus le voir.

Comment oublier ce 24 juin, date de mon premier départ du sol natal. Le 18 mars, date de la signature des accords d’Évian, nous laissait entrevoir la suite que l’on sait, et mes parents, comme tant d’autres, voulaient mettre leurs enfants à l’abri. Tous deux devaient nous rejoindre – mes sœurs et moi – en France, au cours de l’été… mais quand ? Ils se sentaient le devoir de rester coûte que coûte.

L’été, ce sont les moissons et quand on est de la terre, on sait ce que cela représente, les blés étaient mûrs et le blé est plus qu’un symbole-: c’est le pain, le pain quotidien. Il ne pouvait être perdu ce blé, grillé sur pied.

Nous avions une importante entreprise de battage-bottelage, chaque année sollicitée de tous côtés, travaillant dans les différentes exploitations de la plaine de la Mitidja et bien au-delà. Les équipes d’ouvriers étaient là, avec l’un de nos contremaîtres qui était resté après avoir laissé partir sa famille, permettant ainsi aux récoltes d’être engrangées.

Je reprends les termes extraits d’une lettre de ma mère arrivée en juillet : « Nous vivions plusieurs siècles de civilisation en arrière : autos, camions volés, rançons demandées, maisons pillées, occupées, tout est pris ». Ce fut le cas du dispensaire créé par mon père, première quinzaine de juillet : les infirmières et sages-femmes mises à la porte, la pharmacie pillée. « La Société Française de Secours aux Musulmans », puisque tel était le nom donné au dispensaire, avait été prise par la force manu militari et le drapeau de l’A.L.N. hissé sans autre forme de procès. Je précise que l’infirmière major et la sage-femme étaient au service de la population depuis plus de vingt ans et ont dû quitter les lieux, le canon des fusils dans le dos.

Les moissons furent faites en dépit de tout, les équipes d’ouvriers payées. Tout au long de ces deux derniers mois d’été terribles, dont j’ai gardé les témoignages écrits, la vie de tous les jours devait continuer, dominée par un sentiment d’humiliation, d’abandon des services officiels français. Quoi qu’il en soit, mes parents voulurent continuer à garder ce qu’ils estimaient être leur place, leur devoir : être présents aussi longtemps que possible dans ce village, notre village, auprès d’une population qui leur avait accordé sa confiance depuis tant d’années.

Des disparitions d’hommes, de femmes, d’enfants, il y en avait chaque jour parmi les populations musulmane et européenne. Étant en France à ce moment-là, j’ai été frappée de voir combien la presse s’en faisait peu l’écho. Les consulats français restaient muets, impuissants, enregistrant les dépositions… Mon père fut très souvent sollicité par les familles touchées par ces drames; maîtrisant en effet parfaitement l’arabe et se sentant plus que jamais mobilisé dans cette période de chaos que traversait l’Algérie à cette époque, il apporta son aide au consulat de Blida, espérant retrouver la piste de certains disparus. Certes, les risques encourus étaient lourds.

Le 23 août, mon père était enlevé sur la route entre Souma – dont il était parti vers 10 h 30 du matin, seul au volant de sa voiture – et Boufarik, bourgade de la Mitidja, distante de Souma de 5 km. Il y avait un rendez-vous.

Marcel Astier
73 ans

Dès sa disparition, de nombreuses démarches furent entreprises par son épouse restée sur place, également par ses enfants et amis se trouvant en France : la gendarmerie locale, le consulat de Blida, l’ambassade de France à Alger, l’Exécutif provisoire et la Croix Rouge furent saisis de cet enlèvement. Mon père, âgé de 73 ans, souffrait d’une grave affection cardiaque : des médicaments furent envoyés par le biais du Croissant Rouge. Ils ne lui sont certainement jamais parvenus.

Lorsque le « climat social » le permit, dans les premiers jours d’octobre, je suis retournée en Algérie, accompagnée de ma plus jeune sœur, auprès de ma mère restée seule dans notre maison, à attendre mon père pendant plus d’un mois, espérant chaque jour des nouvelles, une libération… absorbée par les démarches auprès de l’ambassade à Alger ou du consulat à Blida, tout en ayant à faire face aussi à la conduite de la ferme dont les autorités algériennes ne l’avaient pas encore officiellement dépossédée. On laissait pourrir la situation progressivement, conduisant chaque famille à bout de force à prendre une décision inévitable : le départ.

Je n’oublierai pas l’impression ressentie à notre retour en Algérie, au village : en trois mois, tout avait basculé. Je n’oublierai pas non plus le visage de nos ouvriers les plus proches devant tant de gâchis et la perspective de notre départ imminent. Comment oublier aussi ma mère, s’écroulant sur le quai du port de Marseille, écrasée de fatigue et de chagrin… ? Comment accepter, comment pardonner la non-assistance à personne en danger, le voile hypocritement tiré sur ce que furent ces crimes contre l’humanité ?

Sur le sol métropolitain, point de réconfort. Nous attendaient l’incompréhension totale, les tracasseries administratives, des humiliations encore. Ma mère, veuve d’un colonel de réserve de l’armée française, appelé sous les drapeaux lors des deux guerres mondiales, commandeur de la Légion d’honneur, maire durant 36 ans d’une commune française d’un département français, devait encore faire preuve de sa nationalité française en maintes démarches et ce, auprès des différents organismes habilités à recevoir la demande d’indemnisation de nos biens spoliés, si toutefois on peut parler en termes de chiffres de l’œuvre de toute une vie. Qu’en a-t-il été des plus humbles ?

Nous n’avions pas voulu croire au pire, gardant au fond de nous l’espoir d’avoir des nouvelles de mon père, d’un indice, pendant les mois qui suivirent notre rapatriement. En décembre 1962, nous apprenions « officieusement » les circonstances dramatiques de sa mort, après qu’il eut été torturé.

D’officiel, nous avons reçu la transcription d’une décision de justice prise à Paris le 15 janvier 1965, tenant lieu d’acte de décès. Les rapports des enquêtes menées par la gendarmerie, le consulat et la Croix-Rouge auxquels j’ai pu avoir accès, font état de sa mort, sans que son corps ait pu être retrouvé. Une lettre de M. Jean Verchin, alors vice-consul à Blida, adressée à l’un de mes beaux-frères, fait part de ce qu’il a su (pièce jointe). Par ailleurs, ces rapports ne concordent pas. Que s’est-il passé entre le 23 août, date de l’enlèvement de mon père, et les premiers jours de septembre, date présumée de son décès… (rapports de la gendarmerie prévôtale du 20 juin 1963, du CICR et de M. Verchin en pièces jointes).

Plusieurs milliers de vies humaines auraient pu être épargnées si, sur le terrain, des dispositions avaient été prises par le gouvernement français, alors responsable de ses ressortissants. On a laissé délibérément la situation pourrir sur place, la sécurité des hommes, sans parler de leurs biens, n’étant plus assurée, comme l’atteste également ce qui suit.

Un mois plus tôt, le 3 juillet, était enlevé un de mes oncles, frère de mon père et ce, sur la même commune, parce qu’il avait refusé de verser aux collecteurs de l’A.L.N. (Armée de libération nationale) une rançon l’autorisant à rester sur sa ferme. Il a été retrouvé et libéré le jour même grâce à l’intervention d’un membre de sa famille, missionnaire, occupant un poste au consulat général de Grande-Bretagne à Alger ; son intervention fut menée à bien jusqu’au lieu même de sa détention sous couvert de ce même consulat, drapeau britannique déployé sur la voiture consulaire, passant outre aux conseils de la gendarmerie locale et du colonel commandant une unité de l’armée alors en place à Boufarik.

Bien qu’ayant eu l’ordre de ne pas intervenir, ce colonel était tout de même en mesure de lui indiquer où se trouvait le camp de l’A.L.N., situé dans les montagnes derrière le village de Souma.

J’ajoute aussi que le commandant de la gendarmerie locale avait signalé à M. Hepburn l’enlèvement de trois gendarmes le matin même et le déplacement d’une colonne de 258 civils, européens et musulmans, dans le secteur de Coléa (pièce jointe).

Je citerai, pour terminer, la conclusion du rapport de M. l’ambassadeur Jeanneney à Alger, en date du 29-novembre 1962, adressé à M.-le ministre d’État, chargé des Affaires algériennes et dont je donne un extrait des plus éloquents-:

« Les rapports unanimes de nos consuls constatent ce glissement général des départements algériens vers un niveau de vie qui ne sera nullement comparable à celui que la France avait artificiellement assuré à l’Algérie. Cela était sans doute une des conséquences inévitables de l’indépendance, mais les accords d’Évian, s’ils avaient pu être appliqués dans le contexte prévu, en auraient limité l’ampleur et nos compatriotes auraient pu, sans trop de mal, s’adapter aux conditions nouvelles qui leur auraient été faites. Aujourd’hui, ils ont le sentiment, au moins dans les campagnes et les petites villes, qu’il n’y a plus de place pour eux dans un pays livré au marasme économique et au désordre administratif. À moins d’un sérieux redressement, que l’évolution des dernières semaines ne permet pas d’espérer, il est probable que nos ressortissants devront tirer les conséquences d’un état de fait irréversible et renoncer à se maintenir, avec une installation permanente, dans l’intérieur du pays. Il est de plus en plus clair que la colonie française n’a de chance de subsister qu’à Alger, et dans les quelques grandes villes qui resteront peut-être comme les façades modernes et occidentalisées d’un pays retombé, pour de nombreuses années, en arrière-».

Pour ma part, il ne s’agit pas de « faire le deuil » comme d’aucuns le disent, expression que je n’aime guère, dans cette circonstance tout particulièrement. Et si je devais avoir à la reprendre, je vous dirai qu’il est fait depuis longtemps.

Par contre, je tiens à une reconnaissance des plus hautes instances de l’État de cet abandon, plus encore de cette humiliation profonde que mon père a pu connaître dans ses derniers instants, partagée ensuite par tous les siens, au regard de ce qu’a été sa vie et de cette honteuse page de notre histoire occultée depuis plus de 40 ans.

En 1960, mon père avait écrit à un ami : « Nous voulons bien souffrir nous voulons bien mourir, mais nous ne voulons pas être humiliés ». Songeait-il alors que, deux ans plus tard, ce qu’il redoutait allait se réaliser à un point qu’il ne pouvait, que nous ne pouvions imaginer ?