René-Claude Prudhon

Le 25 juillet 1962, 
Alger

Témoignage de sa fille Michèle Prudhon.

Si je trouve le courage d’écrire cette lettre-témoignage, c’est en souvenir de mon père (un homme formidable à tous points de vue !) et pour ma mère. Celle-ci n’étant plus à ce jour en mesure de rédiger sa souffrance, sa solitude, ses souvenirs. Ceux qui la liront pourront peut-être imaginer ce que peut endurer une épouse apprenant brutalement par téléphone, que son mari, avec qui elle était mariée depuis 25 ans, n’était pas arrivé à son heure coutumière à son bureau de l’usine Bastos dont il était le directeur technique. Les mots ne sont certainement pas suffisamment forts pour décrire la douleur, l’angoisse, la panique qui l’ont saisie à ce moment-là (elle me l’a raconté brièvement des années plus tard).
Étant à Paris depuis fin juin 1962, (c’est d’ailleurs la dernière fois que j’ai vu mon père à l’avion), je n’étais pas à côté d’elle ce 25 juillet 1962. En même temps que je recevais aussi, par téléphone l’épouvantable nouvelle, « ironie cruelle », je recevais une lettre de lui, tendre, paisible, tranquille, datée du 24 juillet 1962… ce jour-là, le 25! 
J’étais très proche de mon père et j’ai pu à ce moment-là, ressentir et comprendre, si possible, encore plus ce que devait endurer ma mère, son épouse.Elle aimait son mari, il l’aimait, il m’aimait, je l’aimais. À partir de cette maudite date, ma mère, soutenue par un entourage très proche et encore à Alger, a fait face, alors qu’elle n’était que désespoir. Pour cela, elle entreprit, aidée par des amis, toutes les démarches possibles et imaginables, enquête à l’appui. Pour essayer de « surmonter son chagrin et que les journées paraissent moins longues », elle a travaillé dans une détresse totale, une dépression profonde, et la peur, car elle se sentait menacée et suivie. Commissariat de police, consulat de France, personne ne l’a secourue. Aussi s’est-elle retournée vers le consulat d’Angleterre (étant anglaise par son père, M. Warol) qui, aussitôt, l’a mise sous protection. Pendant un an et demi elle a vécu ainsi à Alger. Mon père était une « personnalité » d’Alger, civile et militaire. Elle gardait un tout petit espoir qu’à travers toutes les enquêtes qui ont été diligentées à l’époque, Croix-Rouge, M. le ministre Terrenoire, Bastos etc…, elle aurait, ainsi que moi, le droit de savoir assez rapidement. Il n’en fut rien. 
Je pense aussi à toutes les familles de disparus, dans le même cas, qui réclament elles aussi le « droit de savoir ». Au bout d’un an et demi, elle s’est résignée à rentrer. Elle ne s’est jamais remise de cette tragédie, moi non plus d’ailleurs. Elle s’est repliée à Nice et avec le courage qui l’a toujours caractérisée, elle a essayé d’exister. Un peu. Elle ne s’est jamais remariée, fidèle au souvenir de son mari. Elle a vécu avec sa dépression et « Alzheimer » l’a rejointe tout doucement. Aujourd’hui, elle est assistée totalement et je n’espère qu’une chose, pour qu’elle puisse partir en paix et qu’au fond de « son monde actuel », elle sente que pour elle et pour toutes les familles concernées, moi, sa fille, et les associations se battent pour : 
-la reconnaissance par l’État français, tant de leurs souffrances que des préjudices subis et du nécessaire devoir de mémoire.

-l’accès à toutes les archives concernant les enlèvements.
Je terminerai par un souhait que je partage avec la « Note concernant les disparus en Algérie » à laquelle j’adhère totalement : Il serait souhaitable de mettre en place une commission paritaire comportant des familles de disparus… 
René-Claude Prudhon,
54 ans