À Oran
Témoignage de Maryse Élisabeth Bonnet, née Faget, fille de Lucien Faget.
Le 4 juillet 1962, mon père Lucien, Augustin, Joseph Faget avait, depuis Mascara, dû se rendre à Oran pour se procurer les billets de transport nécessaires à notre voyage en France. Il avait, après avoir eu connaissances des massacres perpétrés (notamment celui d’une petite fille de trois ans, arrachée des bras de son père et pendue à un crochet de boucherie), décidé de replier sa famille en France.
Le 5 juillet 1962, à 17 heures, en compagnie de son frère, Faget Marcel, ils sont partis en direction du centre-ville. Ils ont tous les deux été pris dans la tourmente meurtrière ce jour-là à Oran, qui a conduit au massacre de milliers de personnes. On ne les a jamais revus.
L’annonce de la disparition de mon père et de mon oncle restera dans ma mémoire le choc le plus affreux ressenti au cours de mon existence. J’avais 17 ans. Nous avons, ma mère et moi-même, espéré qu’il s’agissait d’inquiétudes non fondées. Puis, informées par la famille sur place, des massacres perpétrés ce jour-là à Oran, nous avons voulu croire qu’ils étaient détenus quelque part.
Très rapidement, nous avons réalisé qu’il fallait nous mettre en quête, afin d’essayer de savoir ce qui s’était réellement passé. Alors a commencé le chemin de croix des démarches à effectuer, dans un premier temps auprès des représentants français encore derrière leur bureau, mais dans l’incapacité totale de nous aider.
Les instructions gouvernementales données, nous le savons aujourd’hui, paralysaient toutes velléités de secours dans ce domaine de la part de ces fonctionnaires. J’ai alors dû, jeune adolescente, surmonter la terreur d’avoir à affronter les nouveaux dirigeants au courant de ces disparitions, puisque souvent ils en étaient les initiateurs. Là aussi, aucun résultat, mais la certitude que notre malheur ne laissait pas indifférents nos interlocuteurs qui jubilaient souvent dans leur barbe. Ces errances, en recherches de disparus, sont des choses difficiles à imaginer et à décrire, lorsque la cruauté humaine a atteint son paroxysme.
À mon chagrin d’adolescente en recherche d’un père, dont je refusais l’idée qu’on ne le reverrait plus, s’ajoutaient les efforts à déployer pour soutenir ma mère effondrée, qui a été hantée par ce drame jusqu’à la fin de ses jours. Après six mois de cet enfer, nous avons décidé toutes les deux de rejoindre notre famille à Port-Vendres où nous avons débarqué le 8 novembre 1962. Là, nous attendaient d’autres épreuves d’une autre nature. Les démarches concernant notre rapatriement se compliquaient par le fait que nous ne pouvions pas prouver le décès de mon père. Tout cela dans l’indifférence totale de nos compatriotes qui semblaient avoir assimilé tout ce qu’on leur avait administré de l’histoire de la guerre d’Algérie, mais refusaient de croire aux disparitions survenues dans ce pays après les accords d’Évian. Il est vrai que sur ce point l’information n’avait pas transpiré, les médias étant à cette époque très discrets sur ces sortes d’événements.
Cette journée du 5 juillet 1962 à Oran, n’était pour certains qu’un fantasme. La doctrine de la négation étant de rigueur, la compassion n’était pas de mise.
Lucien Faget avait 56 ans.
Marcel Faget avait 50 ans.